Sauf à priver une partie du droit à l’accès à un tribunal consacré par l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales, l’absence de renvoi des conclusions aux pièces produites, qui ne fait l’objet d’aucune sanction, ne dispense pas la cour d’appel de son obligation d’examiner les pièces régulièrement versées aux débats et clairement identifiées dans les écritures prises au soutien des prétentions.
Civ. 2e, 28 nov. 2024, F-B, n° 22-16.664
Voilà que surgit à nouveau la problématique de la prétention sous l’angle cette fois du visa des pièces dans les écritures des parties. Dans leurs conclusions, les avocats ont pour habitude de viser les pièces au soutien de leur argumentation ou de leurs prétentions, par l’emploi d’un numéro qui correspond à celui des pièces listées dans leur bordereau de pièces. Mais avec quelle conséquence en cas d’omission ? Une partie avait relevé appel d’un jugement du tribunal judiciaire qui avait été saisi d’une demande d’ouverture des opérations de compte, liquidation et partage de l’indivision.
Pour débouter l’appelant de diverses demandes au titre d’une contribution à un prêt immobilier, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence avait estimé, par arrêt du 23 février 2022, que « dans les douze pages que comptent les conclusions de M. [W], appelant, aucun renvoi n’est fait aux 95 pièces figurant dans son dernier bordereau de pièces. La cour n’est donc pas mise en mesure de vérifier les calculs de l’appelant et les preuves des règlements qu’il prétend avoir effectués seul ». Le demandeur au pourvoi arguait de la double violation des articles 6, § 1, de la Convention européenne droits de l’homme et 954 du code de procédure civile, et c’est au visa de ces deux articles que la deuxième chambre civile livre sa solution :
« 7. Selon le second de ces textes, les conclusions d’appel doivent formuler expressément les prétentions des parties et les moyens de fait et de droit sur lesquels chacune de ces prétentions est fondée avec indication pour chaque prétention des pièces invoquées et de leur numérotation. Un bordereau récapitulatif des pièces est annexé. 8. Pour confirmer le jugement, l’arrêt retient que dans les douze pages que comptent les conclusions de M. [W], aucun renvoi n’est fait aux quatre-vingt-quinze pièces figurant dans son dernier bordereau et qu’ainsi la cour d’appel n’est pas mise en mesure de vérifier les calculs de l’appelant et les preuves des règlements qu’il prétend avoir effectués. 9. En statuant ainsi, alors que, sauf à priver l’appelant du droit à l’accès à un tribunal consacré par l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, cette absence de renvoi par les conclusions aux pièces produites, qui n’est assortie d’aucune sanction, ne la dispensait pas de son obligation d’examiner les pièces régulièrement versées aux débats par M. [W] et clairement identifiées dans les conclusions prises au soutien de ses prétentions, la cour d’appel a violé les textes susvisés ».
Des pièces sans prétention
Si la solution de la Cour de cassation apparaît sans détour, l’examen de la motivation de l’arrêt de la Cour d’Aix-en-Provence mérite le détour. Les motifs de la décision débutaient par un rappel, systématique dans les décisions de cette chambre de la cour d’appel, de l’alinéa 3 de l’article 954 : « en application de l’article 954 du code de procédure civile, la cour ne doit statuer que sur les prétentions énoncées au dispositif. Ne constituent pas des prétentions au sens de l’article 4 du code de procédure civile les demandes des parties tendant à voir « constater » ou « donner acte » de sorte que la cour n’a pas à y répondre ». Avec un tel incipit, on croirait la cour dans de mauvaises dispositions pour juger l’affaire si le procédé n’était pas partagé par tant d’autres juridictions. Car on connaît l’antienne. On sait aussi que la seconde phrase a été fallacieusement ajoutée, aucun texte du code de procédure civile ne permettant de conclure pareillement et certainement pas l’article 4 du même code, la prétention n’y étant pas même définie. Le mensonge répété mille fois n’a pas valeur de vérité. C’est même tout l’inverse et cette palilalie finit par en devenir suspecte.
Jusqu’en haut lieu. La Cour de cassation a, elle aussi, fini par dire et juger :
« 7. Pour dire qu’elle ne statuera que sur les demandes présentées sur le fond du dossier, la cour d’appel énonce que les « dire et juger » et les « constater » ne sont pas des prétentions en ce que ces demandes ne confèrent pas de droit à la partie qui les requiert hormis les cas prévus par la loi, que l’appelant sollicite l’infirmation de la décision en ce qu’elle rejette les moyens de nullité de l’assignation et d’irrecevabilité mais ne demande pas le prononcé de la nullité de l’assignation ou le prononcé de l’irrecevabilité des demandes. 8. En statuant ainsi, alors que l’appelant demandait, dans le dispositif de ses conclusions, de dire et juger que les irrégularités affectant l’exploit introductif d’instance constituent un élément substantiel et de fond susceptible d’entraîner la nullité de l’assignation, et de dire et juger que les modes de convocation et de représentation en justice en vue d’une sanction patrimoniale professionnelle, constituent des fins de non-recevoir en application de l’article 122 du code de procédure civile, la cour d’appel, qui était tenue d’examiner ces prétentions, a violé le textes et le principe susvisés » (Civ. 2e , 13 avr. 2023, n° 21-21.463 F-D, Procédures 2023. Comm. 163, obs. R. Laffly).
On résumera la chose ainsi : en procédure civile, ce n’est pas le verbe qui fait la prétention, c’est la prétention ! Et encore faut-il s’entendre sur ce qu’est une prétention. Reste en effet à la qualifier, à la distinguer du moyen, ce qui peut vite apparaître comme un exercice de style, qui invite à l’humilité plutôt qu’à la posture (M. Barba et R. Laffly, La sémantique du dispositif, D. 2023. 1364 ). La manière qu’ont en tous cas certaines juridictions, trop nombreuses, de planter le décor au visa des articles 4 et 954 du code de procédure civile systématiquement mis en exergue pour débuter leur motivation – comme si le rôle d’une décision de justice était de lancer des avertissements à ses lecteurs, comprendre les avocats plutôt que les justiciables – est peut-être en train de disparaître. Cet arrêt de la deuxième chambre civile, pourtant non publié, a eu un écho inespéré même s’il subsiste quelques bastions de résistance.
Exclure la prétention en se focalisant sur le verbe est tout sauf anodin et révèle au contraire un formalisme érigé comme règle supérieure de droit, ce d’autant lorsque la prétention n’est pas envisagée stricto sensu, mais en corrélation avec les moyens ou, comme au cas présent, avec les pièces puisque l’article 954, alinéa 1er, dispose que les conclusions doivent formuler expressément les prétentions des parties et les moyens de fait et de droit sur lesquels chacune de ces prétentions est fondée avec indication pour chaque prétention des pièces invoquées et de leur numérotation. Indéniablement, l’article 954 lie les moyens aux prétentions, les pièces aux prétentions. En l’occurrence, les parties avaient bien formulé des prétentions au dispositif de leurs conclusions, mais la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, qui avait rappelé liminairement l’attention qu’elle portait aux prétentions, n’allait pas s’arrêter à leur seul visa au dispositif des écritures de l’appelant. Pour ne pas observer de mention de renvoi aux pièces dans ses conclusions, la cour allait faire comme si, comme si elle n’était saisie d’aucune prétention.
Des prétentions taillées en pièces
Ainsi que l’indiquait le pourvoi, pour confirmer le jugement, l’arrêt de la cour d’appel avait retenu que dans les douze pages que comptent les conclusions de M. [W], aucun renvoi n’était fait aux quatre-vingt-quinze pièces figurant dans son dernier bordereau de sorte que la cour d’appel n’était pas mise en mesure de vérifier les calculs de l’appelant et les preuves des règlements qu’il prétendait avoir effectués. La méthode, expéditive, semblait acquise, et elle était d’ailleurs reprise par cette même chambre dans d’autres décisions, voire dans certaines décisions du même jour, stigmatisant par exemple le fait qu’une partie ne visait aucune pièce au soutien d’une prétention, ne permettant donc pas à la cour d’en vérifier le bien-fondé comme l’exigeait l’article 954, alinéa 1 er, du code de procédure civile.
Aussi, pour les juges d’appel, la demande de l’appelant, défaillant dans l’administration de la preuve, devait être rejetée et le jugement confirmé. Pourtant, bien que lié, on l’a vu, la cour ne pouvait assimiler le sort des pièces à celui des prétentions. En effet, si l’alinéa 1er de l’article 954 précise, dans sa version issue du décret du 6 mai 2017, que « Les conclusions d’appel contiennent, en en-tête, les indications prévues à l’article 961. Elles doivent formuler expressément les prétentions des parties et les moyens de fait et de droit sur lesquels chacune de ces prétentions est fondée avec indication pour chaque prétention des pièces invoquées et de leur numérotation. Un bordereau récapitulatif des pièces est annexé », seule l’obligation d’énoncer les prétentions au dispositif est assorti d’une sanction puisque la prétention omise ne pourra être prise en compte par la cour d’appel conformément à l’alinéa 3 de l’article 954. Dans cette hypothèse, les parties n’en tireront aucune omission de statuer, la cour d’appel ne pouvant statuer que sur les prétentions visées au dispositif, et c’est au contraire elle qui serait censurée pour statuer sur une prétention qui n’y figurerait pas et précisée uniquement dans le corps des écritures.
Pour autant, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence ne pouvait-elle lier le sort des pièces à celui des prétentions ? On se fera l’avocat du « diable ». On pourrait en effet objecter que la Cour de cassation avait elle-même su dégager une sanction là ou aucune n’apparaissait a priori à l’alinéa 1er de l’article 954, elle qui releva qu’une cour d’appel n’était pas tenue de répondre à l’argumentation invoquée à l’appui du moyen d’une partie si celle-ci n’était pas formulée à l’appui d’une prétention (Civ. 2e , 6 sept. 2018, n° 17-19.657, Dalloz actualité, 28 sept. 2018, obs. R. Laffly ; D. 2018. 1752 ; ibid. 2019. 555, obs. N. Fricero ; JA 2018, n° 586, p. 11, obs. X. Delpech ; RTD com. 2018. 973, obs. D. Hiez ).
Si le moyen peut être lié à la prétention, pourquoi alors la pièce ne saurait être liée à la prétention ? C’est sans doute que dans le premier cas était développé un moyen sans qu’une conséquence s’ensuive, c’est-à-dire le développement d’une prétention, alors qu’en l’espèce la pièce était bien produite, de laquelle découlait une prétention, seule son identification par le procédé du renvoi, dans le corps des écritures, faisant défaut. On observera aussi une gradation différente dans la conséquence induite. Puisque la cour d’appel ne statue que sur les prétentions visées au dispositif, il est compréhensible qu’une cour n’ait pas à répondre à un moyen qui ne débouche sur aucune prétention, et il serait incompréhensible qu’elle n’ait pas à examiner une prétention motif pris de l’absence de renvoi à une pièce.
Mais gare à une lecture trop rapide d’un arrêt qui est tout sauf un blanc-seing pour des avocats trop pressés de s’affranchir de lier pièces et prétentions dans leurs écritures. La Haute Cour le dit : « sauf à priver l’appelant du droit à l’accès à un tribunal consacré par l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, cette absence de renvoi par les conclusions aux pièces produites, qui n’est assortie d’aucune sanction (…) ».
Seule l’absence de renvoi aux pièces est visée. Mais encore faut-il que les pièces viennent au soutien des prétentions. Ne nous y trompons pas, la deuxième chambre civile apprécie in concreto la situation pour relever que si absence de renvoi aux pièces produites il y avait, celles-ci étaient clairement identifiées dans des conclusions prises au soutien des prétentions (sic). Le lien entre pièces et prétentions, par application de l’article 954, alinéa 1er, était ici caractérisé, par exemple en visant tel contrat, telle facture ou telle attestation, dans les conclusions, quand bien même aucun renvoi sous la forme d’un numéro conforme à celui du bordereau de communication de pièces n’apparaissait.
Quant au renfort de l’article 6, § 1, de la Convention européenne, il permettait de condamner une telle motivation qui frisait, une fois encore serait-on tenté d’ajouter, le déni de justice, d’une justice trop expéditive. La cour d’appel était-elle en mesure de statuer ? Clairement oui, la deuxième chambre civile rappelant à-propos que cette absence de renvoi dans le corps des conclusions ne dispensait pas la cour de son obligation d’examiner des pièces, on le redira, régulièrement versées aux débats et clairement identifiées dans les conclusions prises au soutien de ses prétentions. La cour d’appel pouvait juger les pièces non probantes, mais pas refuser de les examiner, et refuser de statuer.
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